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La nuit, je rêve d’aurore

C’est la dernière nuit de l’année, je suis saoul, et je marche seul dans le dédale des rues froides de l’hiver, je ne sais plus quelle heure il est exactement, juste qu’il est minuit passé, ma seule certitude. J’ai entendu les cris de joie et la musique sortir par les fenêtres, rouler à vive allure dans les boulevards et venir éclater mes tympans éduqués au silence de la solitude. Au loin, j’ai vu les feux d’artifices, les derniers et les premiers de l’année. Je les regardais d’un air envieux, moi aussi, j’aimerai en être un, terminer ma vie dans une explosion de couleurs, un dernier boum qui fait tressauter le cœur, une dernière lueur, et puis l’odeur de poudre et la fumée, la fumée de de mon propre corps dans l’incinérateur. Mourir comme un feu d’artifice, voilà le sens de la vie. Tous mes sentiments sont mêlés aussi chaotiques que le ciel que je regardais, mélangés comme les alcools dans mon estomac. La tête, le cœur, l’estomac dans le chaos. La tête, un vase rempli de doutes, le cœur un vase vide et brisé, l’estomac une poche à gnôle. Tout ça, c’était à cause d’elle, ou de moi, je ne sais pas.

Elle, c’est Aurore.
Je suis amoureux d’Elle.

Accompagnée de ses cheveux roux soyeux, elle vous regarde intensément de ses yeux émeraudes, le regard porté sur votre cœur ; son visage est Vénus, d’une beauté, et d’une harmonie rare ; un sourire vous éclate au visage, un sourire crypté, il semble dire tant et si peu dans le même temps, à la fois froid et une invitation à passer le reste de sa vie à ses côtés ; une voix suave vous enrôle dans une aventure inconnue, emmenant vibrer votre cœur dans des intonations cachées jusqu’alors ; son rire vous irradie, il contient toute la joie du monde et même un peu plus. Vous semblez à la fois ne plus exister et à la fois n’avoir jamais autant vécu.

Qui suis-je ? Je me le demande moi-même après cette rencontre.

Je n’avais rien demandé, encore moins d’être amoureux, ou peut-être que si. Après tout, ça faisait un moment que je m’enfonçais dans une misère affective, une solitude sentimentale assoiffée rampant dans le désert de Gobi à la recherche d’une raison de vivre. J’avais oublié ce qu’était aimer, oublié qu’on pouvait s’oublier pour quelqu’un, oublier qu’on oubliait de manger pour quelqu’un, et oublié la douleur d’une telle intensité qu’on devrait la proscrire comme le poison. L’ignorance qui a suivi notre rencontre m’a empoisonné, chaque jour l’amour que je lui porte à goût de cyanure.

Quatre mois se sont écoulés lentement, comme une transfusion, jour après jour, goutte après goutte, mon sang original a été remplacé par un poison liquide que mon cœur pompe et diffuse dans tout mon corps sans comprendre la douleur qu’il m’inflige. La torture est toujours lente, celle du cœur particulièrement, je n’étais plus très sûr d’en avoir un, je sentais un énorme morceau de plomb à la place. Les nazis auraient plutôt dû utiliser la torture de l’amour non réciproque, c’est bien plus efficace que n’importe quelle forme de violence. Une détonation qui explose jusqu’à mon identité, du lever au coucher, je n’existe que par la douleur. Je pourrais tout avouer, tout avouer de ma misérable existence. Les jours étaient passés vulgairement, la routine m’avait endormi, un éclat de son rire m’a réveillé, pour le pire. Il y a un avant et un après Aurore. Moi, qui n’ai jamais su quoi vouloir dans ma vie, là, je savais : Elle.

Endeuillé, je marche dans le noir, toujours accompagné de mon cancer, ma solitude diagnostiquée, aux allures d’incurable. La solitude m’habitue d’une pensée qu’il faut être deux… J’allume une clope. Au-delà des porches des maisons, les poubelles s’étalent dehors sur le trottoir, moi aussi. Toujours dans cette ville prison et vide, elle au Canada, pour un an, libre et vivante plus que jamais. J’aimerais la rejoindre, mais elle s’en fout complètement de moi, mes messages sont des bouteilles à la mer, dans un océan sans îles et sans continents. Ce n’est plus de la tristesse, c’est de la détresse. L’ignorance a le mérite de confirmer une certitude.

Et si j’allais moi aussi au Canada ?
Sûrement qu’il y fait froid au Canada.
Je ne connais rien du Canada.
Un froid comme un hiver nucléaire.
Hiroshima ou le Canada, même combat.
Mais je ne connais rien du Canada.

Non, il n’y a rien à faire. Je sens le courage me glisser. Moi et mes peurs. Dans la rue, ça sent l’urine. Ça pourrait être moi, mais je garde encore ma dignité. Comment fait ce petit bout de femme pour voyager toute seule dans un monde si vaste et cruel ? Déjà seul dans ma chambre, je n’en peux plus de ce monde merdique. Est-il merdique parce que j’ai peur ? Ou est-ce la nature de la réalité ? Putain, j’en ai marre, une balle dans le ciboulot et c’est fini, mais non, j’ai peur de cela aussi. Le cul entre deux chaises, entre l’amour et la mort. Errant dans un couloir où les spectres de mes défauts me murmurent à longueur de journée. Comment cela prendra-t-il fin ? Pourquoi condamner le suicide ? À la fin, la Vie nous suicide tous. N’ayant pas le courage ou la lâcheté de me suicider, je prie fort pour mourir, un accident de voiture, une fuite de gaz, une balle perdue d’un chasseur, un a.v.c., une crise cardiaque, je n’en sais rien, moi, il doit bien y avoir une façon de provoquer la malchance. La grande injustice du monde, c’est que les gens qui veulent mourir vivent, et les gens qui veulent vivre meurent. Quel monde de merde, rien n’est arrangeant, tout est d’un compliqué merdique qui fait en sorte que l’amour soit un idéal inaccessible, un sentiment promu par une machine marketing gigantesque, au packaging incroyable pour promouvoir une arme de torture.

Je passe devant mon ancienne école, la primaire, toutes mes jeunes années insouciantes dans cette cour d’école, la récréation comme seul destin. Le Stock Market des billes et des cartes, la monnaie de l’époque, j’étais déjà fauché et looser. La cour d’école est vide, de mon temps, elle était pleine de peurs, tapis dans l’inconscient. Rien n’a changé. J’ai foiré mon enfance, ce qui m’emmerde : on en a qu’une. Comment réussir sa vie d’adulte lorsque on est déjà mal parti ? Je marche au milieu de la route, il n’y a personne, sur le bord, les lampadaires sont au garde à vous, tels des fourches caudines qui m’humilient de leurs lumières blafardes.

Le départ, je le connais, la fin aussi, me dis-je en contemplant les murs du cimetière que je longeais. Je suis comme eux, mort et enterré, dans un corps de vivant, embaumé par la nuit. Les morts ont trouvé le sens de la vie, moi non. Dans un geste vif, j’éteins ma cigarette en la lançant sur le bitume comme un galet sur une étendue d’eau, trois ricochets braisés apparaissent un court instant avant d’être refroidis par la nuit.

Je ne sais plus quelle heure il est, j’ai le temps… la pluie tombe, il ne manquait plus que ça, par désespoir ou par mimétisme, je l’imite, pris de nausées violente face à ma condition de clochard du jour de l’an. Je m’abrite sous un porche d’une salle de sport vide, personne ne fait de sport la nuit, sauf les astronautes et ceux de l’autre côté de la terre.

Je m’assois sur un banc, le lampadaire le plus proche est hors service et me laisse observer le ciel nuageux gris-orangé. Un trou apparaît dans ce ciel morne, et des étoiles qui ne semblait n’avoir jamais existé se laissent doucement admirer. Parmi toutes ces étoiles, il doit bien y en avoir une pour moi, dédicacée à mon existence. Je serai aussi un jour au ciel, j’ai grandi, je le sais maintenant, je ferme les yeux, j’aimerais à ma mort avoir un générique et tous les noms des comédiens qui ont joué dans mon film défileront dans une dernière lueur. Mon nom sera en premier, le second sera celui d’Aurore. C’est un peu ça la vie, un film à gros budget, des effets spéciaux incroyables mais le scénario est creux. On ne peut pas dire que les producteurs recherchent du profit, il n’y a rien à gagner à regarder les autres souffrir.

Je reprends la marche, il fait trop froid, pour ne rien faire, trop froid finalement pour désespérer sur un banc un jour de l’an. Une tringle à rideau tombe dévoilant un couple à l’amour animal, leurs ébats au grand jour de la nuit. La femme nue aux seins flottant dans le cosmos de leur chambre, les seins percés comme deux étoiles brillantes, formant la constellation de la vache, me regarde embarrassée, je détourne la tête, continue ma marche, ça m’amuse et ça me dégoûte, moi aussi, je veux faire grimper au rideau mon amoureuse qui ne m’aime pas.

Mon regard divague sur les lumières artificielles de Noël, elles éclatent de leurs couleurs, les nuits d’hivers sont quand mêmes les plus belles, surtout dans le centre-ville. Il y a ce rideau doré qui tombe au bout de la rue, il forme une grande arche, un passage vers le féérique, vers l’oubli de la réalité, je veux oublier, donc j’avance. Les reflets colorés se prolongent sur le bitume humidifié par la pluie, il y a maintenant de la couleur de tout côté, sur le sol, sur les murs, accroché dans les arbres, du vert, du bleu, du rouge, du doré, tout une palette joyeuse, je souris. Émerveillé, je me sens comme un gamin, je le suis toujours un peu, c’est aussi la nuit que la couleur resplendit le plus.

Je quitte la rue colorée pour une rue sans boutiques, sans couleurs. En orbite autour de mes rêves, je suis un « nuitonaute », je rêve debout, ma combinaison spatiale est un pyjama, ma mission c’est de dormir les yeux ouverts, c’est de construire un rêve éveillé, un explorateur du monde de Morphée, du royaume de l’ombre. Les astronautes sont bien allés sur la lune, moi j’irai chercher mes rêves et les ramener à la réalité ou périr dans l’éternel et froid espace.

Soudain, une idée me percute de plein fouet, je ne sais peut-être pas ce qu’est le bonheur, mais la seule façon de la séduire sera d’être heureux, personne ne veut d’un type dépressif. Je ne suis pas seulement tombé amoureux, comme un miroir, elle me renvoie ma vérité, je me suis laissé vivre. Je vaincrai mes peurs, non pas pour moi, mais pour elle, je l’aime, elle changera de point de vue quand elle verra ce que je serai devenu. Je ferai comme dans Big Fish, le destin, je m’en contrefiche, le meilleur est encore à vivre, je pars le chercher.

Après tout je suis tombé amoureux parce qu’elle est amoureuse de la vie, mon amour non-réciproque sera le moteur de ma vie. C’est la première fois que je sais ce que je veux : être une démonstration du bonheur. Je peux réussir à changer, tout change, même la nuit se termine, elle viendra seule vers moi : l’Aurore. La lumière d’un porche s’allume à mon passage, je suis toujours vivant.

Je me sens plein d’énergie. Je ne veux plus avoir peur du monde. Je veux faire de ce même Monde, mon terrain de jeu. Ce n’est pas ma nature d’être malheureux, je suis prêt à souffrir pour être heureux, je me débarrasse de l’excuse du « c’est ma nature », je peux changer, je vais changer. Un voyage, voilà ce qu’il me faut, partir dans l’inconnu, affronter mes peurs, moi aussi, je vais partir à Montréal. Le mouvement, c’est déjà un peu d’espoir. La nuit, la rue, la ville semblent m’appartenir, à moi de conquérir le jour.

Désormais la voûte céleste vire au violet, les ténèbres de l’année dernière se dissipent, l’Aurore se montre de sa plus belle allure, de longs cheveux roux bataillent dans le ciel. Mon cœur bat plus fort, fort de mes résolutions secrètes, c’est le premier jour d’un bonheur certain. Je traverse l’avenue de la renaissance. J’ai les paupières lourdes, le sourire léger, acteur de ma propre vie.

2015 – Théo Bruno Vogeleisen

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